Congrès SHMESP 2025 — Albi : Appel à communications et argumentaire
Chantiers médiévaux
Fondateur, le 3econgrès de la SHMESP à Besançon en 1972 était consacré à la « Construction au Moyen Âge, Histoire et Archéologie ». Depuis, le champ de recherche ainsi ouvert a fait preuve d’un remarquable dynamisme. « Enfin ! », comme l’écrivait en 1954 Lucien Febvre, pour qui il était inexplicable que, malgré la publication quelques années auparavant de l’ouvrage majeur de Douglas Knoop et G. P. Jones (1933), aucune enquête d’envergure sur les chantiers n’ait vu le jour. Abordant tour à tour les aspects techniques de la construction et du bâti, son économie ou sa société artisanale, les chercheurs ont exploré depuis de nombreuses facettes de l’histoire de la construction, en privilégiant le dialogue entre les disciplines et les sources. Désormais, elle s’intéresse non seulement au bâti, mais également au chantier, dans toute sa complexité.
En effet, le chantier est depuis les années 1960 envisagé dans le cadre d’une réflexion plus large, hors de la seule étude de la cathédrale, symbole emblématique de la construction médiévale retenue trop longtemps comme son unique marque par les historiens de l’art et les historiens. Les années 1970-1980 représentent le grand moment où les historiens s’emparent du chantier pour l’étudier dans ses aspects économiques, sociaux, structurels, organisationnels et techniques. Christiane Klapisch-Zuber marque cette voie (1969), avant que le congrès de la SHMESP déjà cité ne prenne définitivement possession du sujet (1973), en ouvrant de surcroît l’enquête aux chantiers de la maison d’habitation et de la construction rurale. La construction et le chantier sont désormais abordés par une approche technique de l’architecture, par le prisme également de l’histoire des sciences, et par des problématiques humaines et sociales. À partir des années 1990, en plus de la construction et du bâti, le chantier est donc devenu un objet de recherche complet, autour duquel l’archéologie, l’architecture, l’histoire de l’art, mais aussi l’histoire, le droit, l’économie, l’anthropologie historique ont établi un dialogue fécond. Le bâtiment n’est plus seulement envisagé comme le livrable, mais bien comme le marqueur et le résultat d’une série d’interactions humaines, de mises en œuvre et en synergie de compétences, de procédés et processus, fruits à la fois des contextes techniques, mais également économiques, politiques et sociaux. En fait, le bâtiment intéresse toujours, mais le « bâtir » et son terrain privilégié, le chantier, intéressent désormais tout autant, comme le souligne le titre de l’ouvrage fondamental de Philippe Bernardi (2011).
50 ans après le congrès de Besançon, il semble utile de faire un point d’étape sur ce champ de l’Histoire de la construction, selon les approches historiographiques récentes qui sont désormais le socle de ses questionnements. Le congrès de 2025 de la SHMESP qui se tiendra à l’Institut National Universitaire Champollion d’Albi, avec le soutien de collègues de l’université Toulouse Jean-Jaurès et de l’UMR 5136 Framespa, retiendra donc le thème « Chantiers médiévaux » comme base des discussions.
Les chercheurs du domaine seront invités à y montrer toute sa vitalité, incluant les travaux et réflexions des historiens, des historiens de l’art et des archéologues. Finalement, des historiens des techniques aux spécialistes des comptes et des savoirs comptables, des historiens des mondes du travail aux spécialistes d’Histoire politique ou économique, beaucoup de médiévistes ont croisé, dans leurs recherches, des chantiers. C’est cet objet qui sera au cœur des discussions. Ce sont leurs dossiers qui ici, dans toute leur diversité, permettront de faire le point, selon les axes proposés ci-après. Également, le congrès aura à cœur de sortir du seul Occident chrétien, ouvrant les débats à l’Islam et à l’aire Byzantine, pour lesquels des travaux existent mais sont assez peu comparés aux recherches dans le monde latin.
Du projet au chantier : Le chantier est le lieu par excellence où se traduit la volonté et le projet du prince, dans une inscription dans la pierre d’une volonté politique. Patrick Boucheron, par le cas italien, a largement labouré cette question à partir du début des années 2000, et d’autres après lui. Il sera utile ici d’aborder la dimension politique et symbolique des chantiers et de la construction, voire des usages politiques de la construction, mais également d’explorer les liens complexes entre la volonté des commanditaires, les expertises des artisans et architectes – comme l’envisageait Odette Chapelot étape par étape dans les phases du dialogue entre projet et chantier pour le domaine français (2001) – les savoirs savants et praticiens, les progrès techniques et les innovations ou l’inventivité par le bâti. L’espace oriental pourra ainsi être mobilisé sur la question des inspirations et des réinterprétations architecturales. On pourra également interroger à profit les réseaux et aires de recrutements, les modalités d’embauche, la valorisation des expériences et des savoir-faire.
Typologie et spatialité du chantier : Une question fondamentale, mais assez peu envisagée comme telle par l’historiographie, est de savoir ce qu’est un chantier au final. Les lieux d’extraction des ressources, de déchargement, de stockage font-ils partie du chantier, le bâtiment construit antérieurement puis « cannibalisé » pour un nouveau projet est-il également à considérer comme « en chantier » ? La communauté des artisans regroupée autour d’un projet constructif fait-elle chantier ? Quelles sont les spécificités des différents chantiers en fonction de leur environnement (espace rural, espace urbain) ? Quant à la spatialité du chantier, elle est à considérer tout d’abord au sein d’un même site de construction, interrogeant les liens entre des différents espaces et leur fonction, mais également dans les rapports externes que le chantier peut avoir avec la ville, le territoire ou les institutions environnantes. Le chantier bénéficie-t-il également d’un espace juridictionnel propre, d’une justice interne ou d’une réglementation fiscale différenciée ? Enfin, la question spatiale peut aussi permettre d’envisager les chantiers en réseaux, et ainsi interroger les liens entre les différents chantiers d’un même territoire ou d’un même commanditaire et pister les flux éventuels des ouvriers, des fournisseurs, des matériaux ou des savoir-faire techniques ou administratifs.
Matérialité et organisation du chantier : Enrichie du dialogue avec les archéologues et les historiens de l’art, la question de la matérialité du chantier peut également être envisagée par les textes. Chantiers de construction, mais aussi chantiers de démontage, de destruction ou de restauration sont à envisager dans leurs particularités, leur phasage, leur rythme et temporalité ou leur gestion. L’actualité récente après l’incendie de Notre-Dame de Paris a permis de mettre la lumière sur des questions concernant des chantiers de reconstruction après sinistre : quelles sont leurs spécificités et contraintes particulières, s’ils en ont ? Le groupe « Scientifiques de Notre-Dame » pose ainsi un cadre, qui peut être largement interrogé dans d’autres contextes, comme l’a proposé Alain Marchandisse pour le cas liégeois (1999).
Économies du chantier : L’historiographie a très tôt retenu ce thème économique pour entrer dans le sujet. Dès 1935, Marc Bloch s’interrogeait sur les salaires des ouvriers. Ces questionnements furent ensuite repris et complétés par Charles de la Roncière (1982) ou Bronislaw Geremek (1968). Ce thème classique, mais essentiel de la rémunération du travail, mais aussi des prix et des coûts, dans une approche plus globale de l’étude du financement de la construction, peut être complété désormais par les problématiques liées aux économies
circulaires, au recyclage, au remploi, à la réutilisation des matériaux, selon de nouvelles approches portées en particulier par les chercheurs en histoire environnementale. Témoin de cet intérêt marqué pour ce sujet, le GDR Remarch place la réflexion dans un temps long des pratiques. Le monde musulman pourrait également permettre de questionner le sujet du remploi comme intégration consciente de références à un passé pré-islamique relu à l’aune d’un monde nouveau. Les questions de la rentabilité, de l’investissement et du recours au crédit sont également au cœur de cet axe. Elles ne sont pas sans rappeler les débats posés par Lopez sur les incidences supposées entre architecture médiévale et crise économique (1952). Enfin, les contrats, véritables cadres fonctionnels de cette économie de chantier, les commandes et les modalités particulières des prix-faits ou des régies seront aussi à explorer.
Sociétés du chantier : Les questions relatives à la société des artisans du bâtiment ont été posées par les chercheurs depuis de nombreuses années, par le biais des études sur le monde des Métiers et leur organisation, dans la lignée des études pionnières d’André Gouron (1958), Jacques Le Goff (1972) ou Jean-Pierre Sosson (1994), pour ne citer qu’eux, mais aussi plus récemment sur les parcours d’individus dans une approche plus fortement microhistorique. La question de l’apprentissage et de la transmission des savoirs dans le cadre ou hors cadre des métiers reste vive, tout comme celle des recrutements des ouvriers spécialisés et non spécialistes. Il reste cependant encore des questions en suspens, comme celle de définir plus exactement les effectifs que représente le monde du bâtiment dans les sociétés médiévales, leur démographie. Artisans, Métiers, mais aussi gens de plume, administrateurs, intermédiaires, entrepreneurs, négociants, experts, relais d’ordres et d’autorités : qui est actif sur le chantier, qui gravite autour de lui ? L’histoire sociale de l’économie commence à intéresser fortement les chercheurs. Quels sont les rôles de chacun et de chacune ? De qui se compose cette société productive ? Femmes, enfants, esclaves, minorités : quelles sont leurs places ? Comment intervient l’économie du travail forcé, comme par exemple sur les chantiers égyptiens où la fiscalité se traduit en temps dédié au chantier ? On peut aussi interroger les conditions de travail de ces ouvriers et en particulier l’accidentologie, assez peu traitée depuis les premières études de Legay (1981). Cette question sociale peut ainsi ouvrir à des remarques sur l’assistance et la solidarité dans le monde du travail, face aux accidents, aux maladies, ou à la mort. De même, il serait intéressant de s’interroger sur les conflits et leur résolution au cœur de ce microcosme. Dernièrement, la question de l’âge au travail a été posée par Corinne Maitte et Didier Terrier, permettant d’ouvrir cette perspective (2023). Actuellement, au-delà de la société artisanale, ce sont les agents de la gestion du chantier qui cristallisent l’intérêt des chercheurs, suite à de nombreuses recherches sur la structure administrative dans lesquels ces agents intervenaient : la fabrique. Ainsi, comme on est passé de l’étude du monument à celle de la société des ouvriers qui l’ont construit, on peut désormais scruter les relais administratifs de la décision de bâtir. Ces nouvelles approches mettent résolument au cœur du propos l’homme, qu’il soit artisan ou administrateur.
Savoirs du chantier : La question de l’expertise a mobilisé les chercheurs depuis le milieu des années 2010, en particulier lors du congrès de la SHMESP de 2012. Il s’agira ici d’interroger les arts mécaniques et les savoirs empiriques, la connaissance par l’expérience (les « recettes » des artisans), la transmission orale et écrite des manières de faire et de concevoir, les expertises profanes, les questions de transfert et de circulation des savoirs techniques et administratifs, etc. mais aussi les consultations d’experts dans les prises de décision
architecturales ou techniques.
Le chantier à la source : le chantier est une administration, avec son personnel, avec ses procédures et ses processus. La question qui se pose ici est celle de la gestion par l’écrit, mais aussi des artisans producteurs d’écrits de gestion. Les comptabilités sont ainsi devenues les sources premières et privilégiées pour étudier l’organisation du chantier. Ces « écritures de l’économie » pour reprendre l’expression de Laurent Feller (2020) permettent en effet d’accéder à un niveau de détail très fin du quotidien des chantiers. La revue d’histoire des comptabilités, Comptabilité(S.), née en 2010, cristallise ainsi cet intérêt pour ce type de source. Dans le domaine de la construction, les études s’appuyant sur cette documentation ont été nombreuses. Dans les aires byzantine ou musulmanes, ces sources économiques plus rares peuvent être avantageusement remplacées par d’autres écrits régissant la construction : les documents issus du droit, les manuels, les traités d’urbanisme ou les textes de fondation des monuments, l’épigraphie. La question s’est aussi ouverte à toute écriture grise, produit d’un moment comptable ou notarié particulier et destiné a priori à la destruction. L’enjeu est ici de comprendre l’usage d’une pratique sociale, le recours à l’écriture, comme trace matérielle de l’action, mais également comme support de mise en œuvre et de réalisation de cette action. Jack Goody a interrogé dans divers domaines ce qu’il a appelé « la logique de l’écriture » (2018). La question de la place et de la pratique de l’écrit n’est pas neuve5. Mais, ces dernières années, les historiens ont travaillé plus particulièrement la question de l’administration par l’écrit, moyen de conjurer la distance, de valider la décision et d’en faire mémoire. En élargissant la focale, il est également possible d’envisager les maîtres artisans comme
producteurs de ces écrits économiques par le biais des écritures d’entreprises. In fine, ces questions ouvrent sur l’étude des modes de communication et de diffusion de l’information, sur le chantier comme entre le chantier et les administrations en charge de la gestion. Ainsi, il sera utile d’envisager l’emploi des techniques graphiques hors de l’écriture, tels les dessins, les schémas, les marques, ou les signes. Également, il convient de prendre en compte la place de l’oralité comme media de transmission au cœur des équipes d’artisans, mais également dans la communication ascendante et descendante avec les organes gestionnaires, ouvrant la réflexion à la question de l’illitéracie. Les sources du chantier sont donc à envisager pleinement, y compris les sources épigraphiques ou l’iconographie. La question peut permettre d’interroger le chantier de façon plus épistémologique, dans une optique comparative entre disciplines ou entre espaces.